documentaire de fiction, 35mm, N/B, prod Paul Meyer, 85'

(aussi appelé Les enfants du Borinage)

 

 

 

 

La persistance du peuple

 

Au-delà de leur récit propre, « Klinkaart » (1956) et « Déjà s’envole la fleur maigre » (1959) racontent finalement une même histoire : ces instants où des individus quittent la candeur enfantine pour prendre conscience d’une histoire collective, celle d’un peuple dominé, le peuple ouvrier. Plus tard, en débutant sa série du « Pain quotidien », Meyer ne fera pas autre chose : partir vers l’Espagne avec Juan Jimenez, cet ouvrier devenu Liégeois, pour retracer les chemins de ses 14 ans et raviver ses racines.

Paul Meyer saisit ce basculement en narrant le premier jour de travail de l’adolescente de « Klinkaart » jusqu’à devoir rencontrer le patron, et le laisser abuser d’elle, pour que les siens puissent continuer à travailler et à vivre. Ou avec « La fleur maigre », alors que Luigi reçoit du vieux Domenico, dans un dernier regard, l’histoire même des mineurs du Borinage et ce qui les attend.

Le grand geste de Meyer se situe là : raconter l’histoire en train de se faire avec une poignée de gens simples, quelques mots ramassant une vie et l’or des paysages. Le récit touche à l’universel, à une mémoire ouvrière que le cinéma va transmettre.

En 1959, « La fleur maigre » ne sortira que brièvement sur les écrans, à Mons et à Bruxelles, retiré de l’affiche par le ministère qui ne voyait pas d’un bon œil un film pouvant agiter les masses alors que le Borinage venait d’être secoué par des grèves âpres. Meyer payera toute sa vie pour rembourser l’argent consenti initialement par l’Instruction publique pour un film court à propos de « l’adaptation des enfants étrangers en Belgique. » Sur place, le réalisateur avait découvert autre chose : la stupeur de ceux qui ont quitté leur pays pour se retrouver à présent au bord du gouffre. Disoccupazione !

Un terril ? C’est plus qu’un tas de cendres : le mythe des damnés de la terre. Les 262 de Marcinelle, morts en 56, pesaient encore dans tous les ventres. Au travers de la famille Sanna, à Flénu, c’est l’apprentissage même de ce mythe que le film suggère. Les adultes descendent dans la fosse gagner leur pain tandis que les enfants grimpent sur les terrils avant de les dévaler sur des platines à tarte, faisant du labeur des aînés un espace de jeu. Car si l’on craint pour son travail, on y vit tout autant : on y danse, on y chante, on y découvre un imaginaire de peu mais inépuisable.

A l’époque, Meyer n’avait quasiment aucune culture cinéphile, ce qu’il considérait d’ailleurs sans importance. Il a tourné avec de simples mineurs, sans professionnel ou presque. Ce n’est que plus tard, en voyant « La terra trema » de Visconti qu’il fut frappé par la parenté des deux œuvres. Un film néo-réaliste, « la fleur maigre » ? Oui, et surtout un art inégalé du portrait d’inconnus pris sur le vif, déjà sensible dans « Klinkaart. »

Cependant, la mise en scène ne tarde pas à faire poindre le symbole, et le mineur de s’inventer personnage. Dès la scène d’ouverture, « les voix » de Domenico en témoignent, tout autant que le poème de Verhaeren dans la bouche d’un gamin. Et finalement, au-delà des chaises vides du public, la caméra révèle qu’ils étaient déjà là, à leur porte, depuis le début, depuis toujours, ces hommes, ces femmes, ces familles, ceux du Borinage. Dire « je » et entendre « nous. » Montrer le réel et y injecter sa dimension épique.

Paul Meyer ne souligne rien, ne fait pas slogan, tout au plus nous laisse-t-il des cailloux à ramasser sur la route. Le spectateur explore ainsi à chaque instant les cellules de vie, une possible présence collective. Travail d’émancipation réciproque – voir, comprendre, nommer – où, dans la salle comme à l’écran, chacun cherche à vivre et à se relier. Meyer aimait cette idée que nous nous débrouillons avec qui nous sommes, avec le peu que nous possédons… pour tendre au-delà de soi.  

Etonnamment, « Déjà s’envole la fleur maigre » s’est révélé un météorite sans descendance officielle. Meyer n’a pu continuer dans de bonnes conditions la porte qu’il a ouverte, et ceux qui s’en sont réclamés n’ont – malheureusement – pu en tirer le sel pour eux-mêmes, quand ils n’ont pas cherché à empêcher Meyer lui-même de tourner. Drôle de pays où le culturel obscurcit la mémoire.   

En 1960, le film est projeté au festival de Porretta Terme, en plein âge d’or du cinéma italien. Les plus grands sont là, dans le jury : Zavattini, Visconti, Rossellini, Antonioni, De Sica, Fellini,… « Déjà s’envole la fleur maigre » y est salué et remporte le prix de la critique : il apparaît un chaînon manquant de l’histoire italienne, tout autant qu’un phare dans le cinéma mondial et dans la culture ouvrière.  

Malgré son interdiction à l’époque, le film a continué sa vie, souterraine, et à chaque apparition, des gens étaient là, à Seraing, à Charleroi, en Wallonie, dans des cafés parfois, des hangars, des gens qu’on ne voyait jamais habituellement. C’est que, disait-on, existe un film qui parle enfin d’eux. Et quand la lumière se rallumait, sur les visages, cette même expression d’avoir fait partie ensemble de quelque chose qui nous dépasse. La fleur est maigre. Elle a plié mais personne n’a pu la rompre.

Emmanuel Massart

 

 

Le poème qui donne son nom au film

Già vola il fiore magro
Non saprò nulla della mia vita
oscuro monotono sangue.
Non saprò chi amavo,chi amo,
ora che qui stretto, ridotto alle mie
membra
nel guasto vento di marzo
enumero i mali dei giorni decifrati
Già vola il fiore magro
dai rami. E io attendo
la pazienza del suo volo irrevocabile.
(Salvatore Quasimodo)

[Je ne saurai rien de ma vie
sang obscur et monotone.
Je ne saurai rien, qui j'aimais, qui j'aime
maintenant que replié, réduit à mes
membres,
dans le vent pourri de mars
j'énumère les maux des jours déchiffrés.
Des branches déjà s'envole la fleur maigre
Et moi j'attends
la patience de son vol irrévocable.]